La question ethnique en Afrique

Lors d’un échange avec une amie Guinéenne sur la situation politique en Guinée, elle s’étonnait de ce que malgré toutes les tueries et autres exactions qui ont eu lieu le 28 Septembre, le capitaine Dadis Camara ait pu bénéficier d’un très large soutien de la part des guinéens de sa région d’origine, la zone forestière. Je lui ait fait remarquer que ce soutien s’inscrit dans une logique tribalistique et régionale. L’argument me semble-t-il est qu’après les Malinkés (Sékou Toure) et les Soussous (Lassana Conte), c’est au tour des Gueresse (ethnie) du capitaine Dadis de régner sur la Guinée. Cela m’amène à poser la problématique du tribalisme en Afrique, surtout son intrusion dans la sphère politique.
La composition de toutes les sociétés en Afrique avant la colonisation était basée fondamentalement sur le groupe ethnique et des règles traditionnelles régissaient les rapports des groupes sociaux les uns avec les autres. Les puissances coloniales, pour réussir leur objectifs, ont, par différents moyens tenté de changer ces règles. Aux indépendances et dans les périodes post-coloniales, cette attitude sociologique n’a pas véritablement évolué en ce qui concerne la grande masse de la population. Cependant, l’élite qui a hérité du pouvoir politique, s’en est servie pour faire prévaloir ses propres intérêts. Ainsi naquirent les systèmes de parti unique se donnant pour mission de créer les conditions d’une véritable nation fusionnant en son sein les multitudes de groupes ethniques. Cinquante ans après, les résultats sont palpables devant nous : échec sur toute la ligne. En vérité, il n’y a eu aucun travail sérieux pour prendre en compte cette réalité socio-culturelle de l’ancrage ethnique des populations dans la gestion de la vie politique. Ici et là, des analyses sont faites. Malheureusement très peu d’entre elles s’attaquent à la racine du mal. Je voudrais rappeler cet échange entre un journaliste et un professeur de lycée de Côte d’Ivoire pour élucider cette façon de simplifier la question en indexant un groupe comme la cause de l’exacerbation de la situation.
M. Ferro Bally, alors Rédacteur en chef central du quotidien gouvernemental ivoirien « Fraternité-Matin », dans son éditorial du vendredi 4 janvier 2007 sous le titre « L’ étincelle ethnique »,  aborde cette épineuse question des méfaits du tribalisme en Afrique en ces termes :
« Les contestations des résultats et les émeutes qui s’ensuivent, sont à l’origine d’atroces scènes de violences, d’actes de vandalisme et de pillages qui provoquent l’exode de milliers de personnes au pays de Jomo Kenyatta.  La soif du pouvoir ne suffit pas à expliquer les violences aveugles qui émaillent généralement les élections en Afrique. Parce qu’il y a un paramètre incontournable : l’étincelle ethnique. La démocratie est d’abord et avant tout à base ethnique. Ce qui se passe actuellement au Kenya où les Kikuyu (ethnie du Président Mwai Kibaki) et les Luo (ethnie de l’opposant Raila Odinga) ont déterré la hache de guerre pour se livrer une lutte sans merci, le prouve.  Le RDRi a scientifiquement instrumentalisé les frustrations en se servant du charnier de Yopougon et des tracasseries policières pour dresser les populations du nord en général contre le FPI. La mayonnaise a pris à tel point que la quasi totalité des contingents de l’ex-rébellion se recrute dans la partie septentrionale de la Côte d’Ivoire. A l’ouest, l’assassinat du général Guéï est devenu un fonds de commerce politique pour l’UDPCI. Le centre-ouest se bunkérise pour accorder son suffrage à Laurent Gbagbo. Au centre, le PDCI-RDA s’active à boucler et aseptiser sa zone. Il anime des meetings dits de « rectification » pour « désintoxiquer la population » ; et certains de ses responsables ne craignent pas de jeter de l’huile sur le feu. Parce que comme le déclarait publiquement un certain Kouamé Lambert, conseiller de l’ex-Premier ministre Charles Konan Banny, à Yamoussoukro, « Le fauteuil d’Houphouët est un trône en or qui revient aux Baoulé. »
En réaction à cet éditorial, M. Adou Koffi, professeur de philosophie dans un lycée écrit :
« Ce qui, dans le texte de M. Ferro M. Bally, nous a tout particulièrement interpellé, c’est la métaphore de ”l’étincelle ethnique.” De fait, ces violences semblent se greffer sur d’autres supports, jusqu’ici négligés, mais dont le rôle est déterminant dans la maturation des instincts à l’origine des violences en question.  D’aucuns n’hésitent pas à imputer ces dérives aux intellectuels africains, les accusant de n’avoir pas su modeler leurs peuples respectifs selon les normes admises sous d’autres cieux. Ceux-là pensons-nous cependant, commettent une grande méprise, surtout si l’on prend en compte le peu de cas que l’on a toujours fait au discours de l‘intellectuel sous nos cieux. Ceux qui ont voix au chapitre, c’est plutôt une autre catégorie de producteurs d’idées ou d’idéologies très efficaces et aux effets quelquefois dévastateurs. En Côte d’Ivoire, qui ne se souvient de ces paroles tirées du titre « Guerre civile » de l’album Yitzhak Rabin d’Alpha Blondy ?  Portées par une mélodie savoureuse, ces  paroles opèrent sur le mode d’un véritable dogme :
« Dans un pays avec plusieurs ethnies,
Quand une ethnie monopolise le pouvoir
Pendant plusieurs décennies
Et impose sa suprématie
Tôt ou tard ce sera la guerre civile (…) »

Les textes d’un autre grand reggae-man Ivoirien, Tiken Jah Fakoly, sont, à certains égards, encore plus tranchants. Tiken Jah Fakoly, qui n’hésite du reste pas à proclamer qu’il est un ” leader d’opinion ”, dans certains textes de ses chansons, se fait le porte-voix d’un groupe ethnique dont il crie la frustration, dans un langage propre à exacerber les tensions entre différentes communautés, plutôt que d’intervenir dans le sens d’un idéal intégrationniste.
Ces ” leaders d’opinion ”, qui ont toujours voix au chapitre, ont de tout temps bénéficié de la préférence de certains hommes de médias, qui relaient et amplifient leurs textes et propos, de sorte qu’ils apparaissent comme de véritables prophètes des temps modernes, régnant aussi bien sur les ondes, les petits écrans que dans la presse écrite, où ils distillent leurs messages au cours de nombreuses interviewes qu’ils accordent, là où les intellectuels sont ignorés. »

Ces deux points de vue ont en commun de stigmatiser un groupe social comme seul responsable des méfaits du tribalisme en Afrique. Pour M. Bally, les coupables sont les politiciens tandis que pour M. Adou Koffi, il s’agit des artistes. Leurs analyses sont pertinentes à bien des égards, mais à mon sens elles ne sont que des vues très partielles, voir partiales et partisanes. Elles n’arrivent pas à englober toute la complexité de ce problème. En Côte d’Ivoire comme au Kenya, le vers était déjà profondément dans le fruit. Ceux qui sont sur le banc des accusés n’ont en réalité fait que tirer la sonnette d’alarme.
Le problèmes tribal est fondamentalement un phénomène sociologique à un niveau global et l’expression psychologique de l’être humain au niveau individuel. La tribu et le clan ont joué et continueront de jouer un rôle prépondérant aussi bien en Afrique que partout dans le monde. En Irak, pendant que les autres tribus et clans ont toujours vilipendé le régime de Saddam Hussein, il a continué à être adulé dans sa région natale de Tikrīt. L’ethnie, la tribu, et le clan ont toujours dominé l’organisation politique et administrative des sociétés dans toute histoire de l‘humanité. Mais les relations entre les membres de ces structures sociales n’ont toujours pas été aussi antagonistes et chaotiques comme nous le voyons à l’ère post-coloniale en Afrique. Les pays, selon leur histoire et leur culture ont tout trouvé les moyens de reléguer l’appartenance ethnique et tribale à un seconde degré. Le cas des Etats-Unis d’Amérique est éloquent à cet égard. Société multi-ethnique (Irlandais, Ecossais, Anglais, Hollandais, etc), multi-raciale et multi-religieux, il leur a fallu une forte volonté politique appuyée par une société civile très active pour faire vivre ensemble délicatement toutes ces différentes entités.
En vérité, la quête du pouvoir, qu’il soit politique ou économique amène les êtres humains à user de moyens divers pour atteindre leurs objectifs. En Afrique, il s’avère que l’agitation de l’appartenance ethnique est le produit le plus sûr et le plus facile à vendre. Alors, pourquoi s’en priver ? Surtout que le pouvoir rapporte gros sous nos cieux.
Le comportement tribal des Africains est si profond qu’il devient à bien d’égard, la clé qu’il faut déchiffrer pour que la démocratie ait un vrai sens dans nos pays. Beaucoup a été dit et écrit sur le tribalisme; il s’agit en général des accusations portées contre les pouvoirs en place. Force est de constater cependant que les changements de pouvoir et même les changements de régime n’ont eu qu’un faible impact sur ce phénomène.Il est important de voir comment intégrer ou à tout le moins prendre en compte cette diversité ethnique dans la vie sociale, politique et économique. Il n’y a pas une solution idoine; c’est par des expériences qui doivent être audacieuses qu’il sera possible d’arriver à annihiler les effets néfastes. Ni le multipartisme, ni la liberté d’expression n’en sont la réponse. Un exemple qu’a utilisé feu Felix Houphouet Boigny en son temps a été les nominations selon les régions, ce qu’on a appellé la géopolitique. Est-ce la meilleure chose ? Elle a tout de même permis au régime d’Houphouet de rester au pouvoir dans un calme relatif et ce n’est pas rien.

Finalement, je pense que chacun de nous doit se poser cette question de savoir pourquoi l’Afrique n’arrive pas à faire émerger des dirigeants et une société civile qui aient la capacité de se défaire du poids tribal, ethnique et régional ? Vivement que les Africains puissent dégager une voie pour permettre aux populations de pouvoir vivre ensemble.

Par Abahebou KamagatéIngénieur informaticien
Activiste des droits humains

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